Anonyme
L’Opéra de Province
Parodie nouvelle d’Armide, en deux actes, en vers, mêlés de vaudevilles
Représentée devant leurs majestés, à Versailles, par les Comédiens Italiens Ordinaires du Roi
le 19 décembre 1777
Paris, Vente, 1777
Acteurs
Adélaïde, directrice d’Opéra : Dame Trial
Hiradot, oncle d’Adélaïde : Sieur Suin
Rigaut, étudiant en droit : Sieur Trial
Isidore, ami de Rigaut : Sieur Narbonne
Monsieur Jourdain, oncle de Rigaut : Sieur Nainville
Monsieur Mouton, maître en droit : Sieur la Ruette
Julie, actrice : Demoiselle Adeline Colombe
Clarice, actrice : Demoiselle Dufayel
Un Suisse : Sieur Gaillard
Chœur de chanteurs, chanteuses, danseurs, et danseuses
Plusieurs garçons de théâtre
La scène est à Reims en Champagne. Pendant les trois premières scènes, le théâtre est nu et dans la confusion d’un spectacle naissant.
L’Opéra de Province
Acte i
Scène i
Adélaïde, Julie, Clarice
Air : Madelon, qu’avez-vous donc
Votre air nous trouble et nous confond.
Qu’avez-vous ? qu’avez-vous qui vous gène ?
C’est peut-être un ennui profond,
Peut-être un accès de migraine.
adélaïde
Ah ! ah !
Ce n’est pas cela
Qui cause ma peine.
clarice
Nous donnons Armide au plus tôt.
Vous craignez, tant la chance est traîtresse !
Qu’on n’ait pas les yeux de Renaud
Pour les appas de sa maîtresse.
adélaïde
Ah ! ah !
Ce n’est pas cela
Qui fait ma détresse.
julie
Vous n’éprouvez, Madame, aucun de ces obstacles
Qu’on éprouve partout à lever des spectacles.
Et je m’aperçois trop en assiégeant vos pas,
Qu’un chagrin sans motif a pour vous des appas.
adélaïde
Hélas !
clarice
Tous les Rémois, dans leur ville embellie,
Semblent nous accueillir avec empressement.
Chacun vous fait sa cour et croit en vous voyant,
Voir Vénus, sous vos traits, recruter pour Thalie.
De nos jeunes acteurs l’essaim se multiplie.
Chaque jour voit signer un tendre engagement,
Et toujours la mélancolie...
adélaïde
N’en doute point, Clarice. Eh ! qu’importe à mon cœur,
Des amants champenois le peuple adorateur,
Ces conquêtes sans gloire et leur foule importune !
En faire mille est moins flatteur,
Qu’il n’est cruel d’en manquer une.
julie
Quel homme impunément a pu voir tant d’attraits ?
adélaïde
Votre amitié m’oblige à trahir mes secrets.
Air : Nous avons une terrasse,
Mon cœur s’entend avec le vôtre,
Et vous me prouvez
Combien vous l’éprouvez :
Or, écoutez l’une et l’autre,
Et taisez-vous, si vous pouvez.
L’autre jour donc, passez-moi l’heure,
Tranquille et seule en ma demeure,
Je me parlais confidemment,
Pensant à rien profondément ;
Lorsqu’une voix qui m’enleva
Jusqu’à moi soudain arriva.bis
Le goût dictait ses sons intéressants,
Je les recueille, et mon âme est saisie.
Vers la maison d’où partaient ces accents,
Mon œil s’échappe entre la jalousie.
Je vois sur la terrasse
En face,
Un jeune homme aimable et touchant :
Son air modeste
Trahit et de reste
Un chagrin funeste :
Son maintien l’atteste.
Car d’un beau geste,
Qu’il pillait d’Oreste,
Ce blondin céleste
Accompagnait son chant.
Air : Je suis Lindor
C’était sur l’air d’une chanson commune :
\og Oui, disait-il, j’eusse été bachelier :
On me refuse, et je dois l’oublier
Un autre état convient à ma fortune \fg.
En écoutant sa voix flexible et tendre,
Mon cœur bientôt se sentit émouvoir.
Et je trouvai du plaisir à le voir,
Quand je croyais n’en trouver qu’à l’entendre.
Ah ! disais-je, qu’il a d’appas !
Mais, non, peut-être il n’en a pas.
Mon œil est abusé, j’en veux être certaine :
Et j’ouvrais ma fenêtre, hélas !
Quand le cruel ferma la sienne.
clarice
Air : Tout roule aujourd’hui dans le monde
Quel est-il ce héros, Madame,
Dont les traits ont su vous charmer ?
adélaïde
J’ai, pour oser nourrir ma flamme,
Commencé par m’en informer.
Ce Rigaut qu’un autre accompagne,
Et qu’on arrête en son chemin,
Depuis huit jours est en Champagne
Pour apprendre le droit romain.
julie
Air : Non, je ne ferai pas [ce qu’on veut que je fasse]
Et pourquoi donc gémir ? Souffrez qu’on vous console :
L’amour se glissera sur les bancs de l’école.
Paraissez : un regard suffit pour le dompter,
Et fût-ce un procureur, il ne peut résister.
Je mets pourtant la chose au pis.
adélaïde
Non. Rigaut est dans l’âge où sans effort on aime,
Mais son indifférence extrême
Tient encor ses sens assoupis.
D’ailleurs, l’amour, dit-on, est pour lui peu de chose.
Ce dehors apprêté dont la douceur impose,
Cache un mortel, fougueux, inquiet, agissant,
Et si je suis bien informée
C’est par ses soins déjà que la cabale armée
Cherche à déconcerter notre opéra naissant.
Je fais pour le haïr un effort impuissant.
Oui, soit que je me couche ou soit que je me lève,
Je le vois, je le vois jusque dans mon sommeil.
Et, comme bien des gens, toujours heureuse en rêve,
Je poursuis un bonheur qui fuit à mon réveil.
Air : J’ai rêvé tout la nuit
J’ai rêvé toute la nuit
Qu’ici par l’amour conduit,
Il cherchait à débuter,
Et je le faisais,
Et je le faisais,
Il cherchait à débuter
Et je le faisais chanter.
clarice
Mais, Madame...
adélaïde
Il suffit, n’en prenez pas la peine,
Vous m’allez consoler pour allonger la scène.
M’en croirez-vous ? abrégeons-la d’un mot.
J’aperçois mon oncle Hiradot :
Dissimulons mes feux, cachons à la vieillesse
Mon amour naissant pour Rigaut,
Et les erreurs de ma jeunesse.
Scène ii
Les précédents, Hiradot une affiche à la main
hiradot
Air : Jardinier, ne vois-tu pas
L’annonce que je tiens là
Peut-elle être plus riche ?
C’est pour dimanche, et déjà
Dans tous les coins, l’Opéra
S’affiche, s’affiche, s’affiche.
adélaïde
Le choix d’Armide, enfin, plaît-il en ce moment ?
Lit-on l’annonce ?
hiradot
Assurément.
Déjà même on s’échauffe et la dispute est vive.
Chacun disserte, on s’invective,
On veut avoir un sentiment.
Air : Tous les bourgeois de Chartres
Tous les bourgeois par clique,
Raisonneurs, beaux esprits,
Chacun à leur musique
Ont adjugé le prix.
Les vieux pensent qu’Armide était plus redoutable.
Les jeunes gens, du neuf épris,
Disent que les airs qu’elle a pris
La rendent plus aimable.
Enfin d’oisifs ici tous les cafés sont pleins.
Le luxe règne à Reims comme à la capitale.
À fêter l’opéra les Rémois sont enclins,
C’est le temps d’étaler son chant et sa morale,
Vous l’avez bien saisi.
adélaïde
Air : De tous les capucins du monde
Oui, mais je voudrais de rencontre
Enrôler une haute-contre,
Qui fit entendre en criant haut,
À des auteurs tels que les nôtres,
Les beaux opéras de Quinault,
Plus beaux depuis qu’ils en font d’autres.
hiradot
Bon ! qu’importe cela !
Ne vous chagrinez pas sur cet article-là.
Attendu le grand bruit qu’un orchestre doit faire,
Le volume des voix n’est pas nécessaire.
Le public étourdi par l’accompagnement,
Sourd aux cris du chanteur, n’entend que l’instrument :
S’agit-il d’un combat ? la timbale bruyante,
À frapper un coup sûr, aide une main tremblante.
Le héros n’est-il plus ? un lugubre basson
Sait faire autour de lui pleurer à l’unisson.
Avec une bergère est-ce l’amour qui lutte ?
Le plaisir modulé découle de la flûte,
Tandis qu’un violon, rival du flageolet,
Remonte, à sons aigus, jusques au chevalet.
adélaïde
Allez, quoiqu’il en soit, ces raisons sont frivoles.
Il faut que la musique, esclave des paroles,
Dans l’oreille attentive entrant avec les vers,
Partage ici les droits qu’elle a seule aux concerts.
hiradot
Avons-nous pour guider et le chant et la danse,
La main, je dis la main, d’un Artiste éminent
Qui de droite et de gauche allant et revenant
Frappe sur un pupitre et dicte la cadence ?
adélaïde
Air : Vaudeville,
Non, non, mon oncle, je vous jure,
Arrivera
Ce qui pourra.
Sans qu’on nous marque la mesure,
Nous jouerons ici l’opéra :
Ce moyen n’est rien moins qu’auguste.
Faut-il donc pour garder le ton,
Que ce soit à coups de bâton
Qu’une déesse chante juste ?bis
hiradot
Passe pour le bâton, mais ce n’est pas là tout,
Le dessin de la toile est-il fait avec goût ?
adélaïde
Air : Olire, olire
Lauriers, par-ci, par-là ;
On y voit une lyre,
Olire, olire :
On y voit une lyre,
Olire
hiradot
Hola.
Tout ceci me paraît d’un assez bon augure,
Et malgré mon congé signé par la nature,
Chez vous, n’étant plus propre à l’emploi des amants,
Je ferai les sorciers ou du moins les tyrans.
Air : Valet chez une fermière
J’avais une basse-taille
Qui faisait beaucoup d’effet,
Et, et, et, et, et ;
Mais quand longtemps on criaille,
Et qu’à tout moment on braille
Pour passer à certain trait ;
Il faut que la voix s’en aille
Et qu’il reste un jeu muet.
Quant à vous qui joignez la voix à la finesse,
Spectacle à part, il faut songer à vous,
Et franchement, vous auriez tout, ma nièce,
S’il ne vous manquait un époux.
adélaïde
Air : C’est la fille à Simonette
Je crois mon oncle sincère,
Son conseil est très prudent :
Mais ma liberté m’est chère,
Je la garde en attendant.
L’hymen n’a rien que j’envie,
Songeons-y sans nous presser.
C’est un grand point, et la vie
N’est pas trop pour y penser.
Air : La double octave
Ah ! du moins faudrait-il, si je donnais ma main,
Si quelqu’un forçait cet obstacle,
Que ce fût un acteur divin,
Dont le gosier léger fit briller mon spectacle.
Qu’un chanteur mieux que ce Rigaut,
Me fasse en plein la double octave,
Et dans ses fers chéris, en volontaire esclave,
Votre nièce s’engage et l’épouse aussitôt.
hiradot
Ce Rigaut pourrait-il ? ... Tous nos acteurs s’avancent,
Ils viennent aujourd’hui s’exercer sous nos yeux.
Mais en attendant qu’ils commencent,
Je veux par mes avis, en vétéran fameux...
Scène iii
Les précédents, tous les acteurs et toutes les actrices entrent
hiradot
Allons, courage, amis. Les Rémois curieux
Témoignent aujourd’hui leur juste impatience :
Tout nous promet que nos efforts heureux
Mériteront leur indulgence.
Pour plaire à ce public prêt à vous couronner,
Profitez des conseils que je vais vous donner.
Air : Vaudeville,
Acteurs en chef, sans nul remord
Bravez les lois de Polymnie.
Le goût sans doute a toujours tort,
Puisque le goût défend qu’on crie :
Voici le mot, songez-y bien.
Crier est tout, chanter n’est rien.
chœur
Voici le mot, songeons-y bien.
Crier est tout, chanter n’est rien.
hiradot
Que toujours à ressorts montés,
Votre marche soit symétrique.
Votre colère à pas comptés,
Votre désespoir méthodique.
Gesticulez ou mal, ou bien,
Le geste ici n’entre pour rien.
chœur
Gesticulons, ou mal, ou bien,
Le geste ici n’entre pour rien.
hiradot, au chœur
Pour vous, vos rôles sont aisés.
Adossez-vous à la coulisse,
Et répétez, les bras croisés,
Ce qu’a dit l’acteur ou l’actrice.
Qu’on chante mal, qu’on chante bien,
Quand c’est en chœur, on n’entend rien.
chœur
Qu’on chante mal, etc.
hiradot, aux danseuses
Et vous, Mesdames, n’allez pas
Suivre exactement Terpsicore.
Entre nous, croyez qu’un faux pas
À vos talents ajoute encore :
Que Vénus danse ou mal, ou bien,
Vénus est belle, on ne dit rien.
chœur
Que Vénus, etc.
adélaïde
Air : Et ça fait toujours plaisir
Je compte aussi sur leur zèle,
Notre succès est certain.
Quand une troupe est nouvelle,
Le spectateur est en train.
Une étoffe est toujours belle,
Au sortir du magasin.
hiradot
Peur d’un accident funeste,
Prenez un bon écrivain ;
Car la musique assez leste
Va toujours bien son chemin.
Mais le poème nous reste
Pour garder le magasin.
adélaïde
Qu’un spectacle magnifique
Charme un public incertain
Nous attirons la pratique
Ainsi qu’un marchand malin.
Il faut parer la boutique
Pour vider le magasin.
hiradot
Amours froids, et pauvres diables,
Zéphir lourd, triton badin,
Plaisirs courts, heures durables,
Très subalterne destin,
Et planètes habitables,
Tout se trouve au magasin.
julie
Nous avons bien d’autres choses
Qu’on fait et défait soudain.
Autre part les fleurs écloses
Meurent du soir au matin.
Mais chez nous on voit les roses
Rajeunir au magasin.
Scène iv
Les précédents, un Suisse avec un tronçon de hallebarde à la main, et dans le désordre d’un homme qui vient d’être battu
le suisse
Air : Noël suisse
Li Tiable m’emporte
Si reste à ton porte ;
Montame, entrera
Désormais qui foudra.
Moi n’afoir pu tenir contre in Pourchois mutin
Qui repoussir tout seul mon pique avec son main.
Tous les acteurs, l’un après l’autre, avec un geste d’effroi
Seul, est-il possible !
le suisse
Li être trop terrible.
Li Tiable m’emporte, etc.
Or sti champion plus fort que quatre,
Quand li m’allongit coup sur coup,
Tir \og Moi fouloir entrer ou moi fouloir te battre,
Car de la tirectrice être foisin beaucoup \fg.
adélaïde
Ciel ! C’est Rigaut !
À part.
Celui que j’aime !
le suisse
Li être là son nom : c’est lui-même.
hiradot, impétueusement
Il est ici ? Courez. Avant qu’il soit dehors,
Qu’on le cherche à l’instant dans tous les corridors.
Air : Sous le nom de l’amitié
Poursuivez ce Monsieur-là,
Chers amis qu’on le prenne,bis
Poursuivez ce Monsieur-là.
Désormais qu’il apprenne
Si l’on force à l’Opéra :
Poursuivez, poursuivez, poursuivez ce monsieur-là.
chœur
Poursuivons, poursuivons, poursuivons ce monsieur-là.
Les acteurs sortent.
Scène v
Adélaïde, Hiradot, les actrices précédentes
adélaïde
Le suivre ! dans nos jeux, ah ! plutôt l’engager,
Le résoudre à les partager,
Unir à nos talents sa voix enchanteresse !
hiradot
Comment ! C’est donc celui...
adélaïde, avec passion
Celui qui m’intéresse,
Dont le chant...
hiradot, courant à la coulisse
Qu’il soit libre. Arrêtez en ce cas,
Arrêtez, cher amis...
adélaïde
Hé non ! leur maladresse
Propice à nos desseins, va servir ma tendresse ;
Car Rigaut dont on suit les pas
Autour d’eux tournera sans cesse,
Et leurs yeux complaisants ne l’apercevront pas.
Mais un soin différent nous presse :
Il faut contre ses sens armer l’illusion,
D’un spectacle magique embellir cet asile,
Et subjuguer ici son courage indocile,
Par les charmes unis de la séduction.
hiradot
La chose à l’Opéra paraîtra difficile :
Mais le projet pourtant peut-être exécuté.
De ces murs dépouillés et tristes,
Par un aspect riant masquons la nudité.
Cessez, affreux chaos. Paraissez, machinistes.
Presto, faites éclore un pays enchanté.
Air : Vaudeville,
Allons qu’on décore à l’instant.
C’est le point le plus important.
Que l’art du peintre nous acquitte
Au spectateur offrons ses soins.
Satisfaisons les yeux au moins,
Et du reste on nous tiendra quitte.
Tôt, tôt, tôt,
Courez tôt,
Montez tôt,
Bon courage !
Nos succès feront votre ouvrage.
Arbres, accourez à ma voix,
Prendre racine dans du bois,
Et que derrière chaque vase,
L’invisible bras d’un triton,
Dans ces grands bassins de carton,
Fasse jaillir des flots de gaze.
Tôt, tôt, tôt,
Courez tôt,
Montez tôt,
Bon courage !
Nos succès feront notre ouvrage.
adélaïde, au décorateur
Si le peintre a fini les cieux,
Qu’on les arrange sous nos yeux.
Numérotez tous les nuages,
Économisez les éclairs.
Et quand mon char fendra les airs,
N’allez pas lâcher les cordages :
Tôt, tôt, tôt,
Courez tôt,
Montez tôt,
Bon courage !
Nos succès feront notre ouvrage.
Le théâtre change par degrés aux ordres d’Hiradot. La décoration représente des jardins enchantés embellis de statues et de cascades, comme le séjour aérien du troisième acte de la Belle Arsène.
hiradot
Ah miracle ! le fond est d’un goût que j’approuve.
Ce ciel est d’un beau bleu, ces bois sont d’un beau vert.
Surtout préparez le désert :
La scène, à l’Opéra de temps en temps s’y trouve.
adélaïde, aux danseuses
Vous ajoutez encore à ce prestige heureux :
Costumez-vous et que l’or brille,
Zéphirs, Démons, que tout s’habille.
Enchaînons son esprit en amusant ses yeux.
Rigaut paraît dans le fond du théâtre.
Quelqu’un paraît : c’est lui, je gage.
C’est lui-même en effet. Dans le piège il s’engage.
Cachons-nous. Qu’un moment il soit seul en ces lieux.
Scène vi
Rigaut, Isidore
isidore
Air : C’est une excuse
Vous voilà deux torts, Dieu merci,
L’un à l’école et l’autre ici,
Ce n’est guère être sage.
rigaut
Mon ascendant me fait la loi :
Ce fut toujours mon faible à moi
Que le courage.
isidore
Air : Monsieur de Catinat
Oui, tout à l’heure encor je m’en suis aperçu.
rigaut
Dans ce combat enfin mon bras m’a-t-il déçu ?
isidore
D’accord, mais chaque fois le Suisse, à votre insu,
Me redonnait le coup dès qu’il l’avait reçu.
Quoiqu’il en soit, domptez ce fougueux caractère,
Trop de vivacité ne vous réussit guère.
Moi, je suis pacifique et tant mieux car enfin
Vous êtes Maître ès Arts, même un peu libertin :
Vous savez à ravir jouer la comédie,
Vous lisez couramment Cicéron en latin,
Et pourtant on vous congédie.
En droit comme en amour, moi, je suis écolier.
Je ne saurai jamais jouer dans un proverbe.
C’est tout au plus je crois, si je conjugue un verbe...
rigaut
Aussi vous voilà bachelier.
Mais moi chez l’agrégé, je sais ce qui m’arrête.
Mon oncle lui promit du muscat de son cru :
Ce vin est arrivé. Devinez. Je l’ai bu ;
Et ce vin que j’ai bu lui fait tourner la tête.
Il me poursuit dans Reims, et pour mieux le tromper,
Je me mets prudemment à l’ombre des coulisses.
Dans cet asile-ci, je suis sûr d’échapper.
Viendra-t-il me chercher au milieu des Actrices ?
isidore
Air : Un Chanoine de l’Auxerrois
Supposez que le maître
En droit,
N’osât paraître
En cet endroit,
Quel danger est le vôtre !
Craignons qu’un bien plus grand docteur,
L’œil sous son bandeau séducteur,
N’en offusque le nôtre :
Oui, quoique habile en sa façon,
Ce maître en donnant la leçon,
Et zon, zon, zon
Gâte la raison,
Tout aussi bien qu’un autre.
Votre démarche enfin me paraît hasardée :
Les yeux d’Adélaïde ont un si grand pouvoir !
Quand on la voit...
rigaut, avec impatience
J’ai pu la voir.
Mais je ne l’ai pas regardée.
isidore
Air : La Ceinture
Vous êtes jeune, et vous chantez,
Double raison ici pour plaire.
L’une de ces deux qualités,
Pour vous y rendre nécessaire.
rigaut
Non, non, ne craignez rien, je serai spectateur.
Dans ces lieux à l’instant, puisqu’on répète Armide,
Sur son mérite, il faut que je décide,
Et je vais critiquer à titre d’amateur.
C’est moi qui des journaux fomentant les querelles,
Des musiques du temps juge fort étranger,
Dans de petits pamphlets au bon goût infidèles,
Donne, injuste Pâris, la pomme à l’une d’elles,
Tandis qu’en trois peut-être on peut la partager.
isidore
Restez-y donc tout seul. Attendez qu’on répète :
Mais pour moi que tout inquiète,
Air : Landeriri
Par cet escalier que voici
Conduisez-moi, mon cher ami,
Lon lan la derirette
Car je crains de me perdre ici,
Lon lan la deriri.
Scène vii
Rigaut seul, considérant la décoration
rigaut
Air : la Béquille
Plus j’observe ces lieux,
Et plus je les admire :
Quel art ingénieux !
La toile ici respire :
Tout concourt à séduire
Dans cet endroit charmant,
Où le jour ne peut luire
Que la nuit seulement.
Apercevant un recueil d’opéra.
Air : Prévôt des marchands
Un recueil d’opéra ! lisons.
Toujours couchés sur des gazons,
Héros, qu’au Théâtre on nous donne,
Vous reposez à qui mieux mieux.
Allez, l’Amour vous le pardonne,
Et le public ferme les yeux.
Oui, toujours de l’acteur à ce Théâtre-ci,
Par ses propres chansons la langueur est bercée :
C’est Atys, c’est Roland, c’est Titon, c’est Persée,
C’est l’aimable Renaud, et c’est moi-même aussi.
Il s’endort.
Scène viii
Rigaut endormi, plusieurs actrices et danseuses
julie
Air : Lison dormait dans un bocage
C’est lui qui dort, selon l’usage,
Un bras par-ci, l’autre par-là.
Son lit est un épais feuillage.
Ah ! qu’il est bien comme cela !
C’est un légiste, et je présume
Qu’il l’emporte aisément sur tous.
Mais entre nous, mais entre nous,
Il ne fait donc pas la coutume,
Puisqu’en ces lieux, puisqu’en ces lieux
Le sommeil lui ferme les yeux.
On l’enchaîne de fleurs.
clarice
Même air
Courons : que nos mains empressées
Cueillent par-ci, cueillent par-là
Des fleurs artistement tressées,
Pour enlacer ce héros-là.
Quel air serein ! qu’il intéresse !
Sans doute il rêve en ce moment ;
En ce moment, en ce moment,
Que l’innocence et la sagesse,
En ce moment, en ce moment
Autour de lui dansent gaiement.
On danse.
Scène ix
Les mêmes, Adélaïde
adélaïde
Air : Ah ! mon cher ami, que j’t’aime
Enfin on le tient,
Rigaut m’appartient,
Le sommeil l’offre à ma rage.
Écoutons-là...
Pinçons-le là...
Courage !
Mais Dieux, quels traits !
Qu’il a d’attraits !
De grâce ! ...
Je m’attendris... Ah !
Ma fureur s’en va,
L’amour se glisse à la place.
Une Reine autrefois, au milieu de sa Cour,
Honora d’un baiser la science endormie :
Les palmes, les lauriers sont les prix du génie ;
Restituons ce baiser à l’Amour.
Air : Un moment, on m’attends,
Un baiser ! doucement.
Agissons décemment :
L’usage veut qu’on soit moins tendre
Près d’un amant
Fait récemment,
N’allons pas trop innocemment,
Lui donner ce qu’il doit me prendre.
Air : Que n’aviez-vous, cœur insensible
Dors, mon enfant, clos ta paupière,
Surtout songe à rêver de moi :
Tu le dois à la nuit dernière,
Où je rêvais si bien de toi.
Air : La magnotte
Accourez, Messieurs les zéphirs,
Habillés pour Armide.
Volez, secondez les désirs
D’une amante timide :
Suivez mes lois.bis
Je crains qu’il ne déloge,
En tapinoisbis
Qu’on l’emporte à ma loge.
Scène x
Les précédents, Adélaïde
clarice
Air : Comme un oiseau
Un repos si long, je vous jure,
Me semble d’un fâcheux augure,
Ah ! croyez-m’en :
Souffrez que le droit se l’adjuge,
Ce sommeil-là promet un juge
Plus qu’un amant.
julie
Tout ceci néanmoins nous met dans l’embarras :
La répétition trop longtemps se diffère.
Ainsi que vous, Madame, on a plus d’une affaire,
Et tout le monde ne dort pas.
adélaïde
Écoutez-moi. Différer de la sorte,
Pour notre bien commun, c’est agir à propos.
Dans ce rôle éclatant, vous sentez qu’il importe
De choisir un acteur taillé pour un héros :
Nous en avons bien un préparé pour Armide.
Mais on n’ose avec lui compter sur un succès.
Lui-même ici, tout l’intimide.
Peut-il chanter en France ? il a le goût français.
clarice
Un autre obstacle nous arrête.
Nous attendions pour répéter.
Le rôle de Renaud (daignât-il l’accepter),
Pourrait-il tout d’un coup se loger dans sa tête ?
adélaïde
Vous raisonnez fort sagement.
Quand on n’a pas d’amour, on a du jugement.
Mais moi qui l’aime... et qui ? moi, j’aimerais un traître ?
Qui fut mon ennemi, qui l’est encore, peut-être ?
Non, je dois le haïr : je le hais. Quel tourment !
Que ne puis-je appeler la Haine ?
La Haine à nos accents ne se fait pas prier.
Mais après tout, est-ce la peine,
Pour aussitôt la renvoyer ?
Du moins en m’en parlant, encouragez la mienne.
clarice
Air : Billets doux
L’hymen est si capricieux,
Que mon cœur n’est pas curieux
De connaître sa chaîne :
Car on le voit dans un seul jour,
Le matin, frère de l’Amour,
Et le soir, de la Haine.
julie
Dès qu’on n’a pas de quoi payer,
On voudrait fuir un créancier,
Quand l’Aurore l’amène :
Mais au coup qu’il frappe à moitié,
On croit entendre l’Amitié,
Et l’on ouvre à la Haine.
clarice
Lorsqu’en tête à tête on a vu
Une belle-mère et sa bru,
Que le hasard enchaîne ;
Sans calculer avec ses doigts,
On peut jurer qu’elles sont trois,
En y comptant la Haine.
julie
Hé bien, nos chants, Madame ?
adélaïde
Au mieux !
Mais rien encor n’éteint les feux
De mon ardeur jalouse.
Oui, l’Amour m’attache à mon choix.
Pour cesser de l’aimer, je crois,
Il faut que je l’épouse.
finacte
Acte ii
Scène i
Monsieur Jourdain, Monsieur Mouton, Garçons de théâtre qui se précipitent au-devant d’eux pour les empêcher d’entrer
un garçon de théâtre
On n’entre pas, Messieurs.
Monsieur mouton
Comment !
Monsieur jourdain
Nous n’y resterons qu’un moment.
un garçon de théâtre
Air : Folies d’Espagne
Désobéir nous nuit et nous expose.
L’ordre est précis, et Monsieur m’entend bien.
Monsieur mouton
J’entends, je crois. Donnons-leur quelque chose,
Car en ces lieux rien ne se voit pour rien.
Monsieur jourdain
Tenez, laissez-nous.
un garçon de théâtre
Grand merci.
Scène ii
Monsieur Jourdain, Monsieur Mouton
Monsieur jourdain
Vous croyez que Rigaut...
Monsieur mouton
Je crois qu’il est ici.
Monsieur jourdain
Vous m’étonnez, sur ma parole :
Il s’est enfuit depuis huit jours !
Monsieur mouton
Il a de sa licence interrompu le cours.
Je l’ai même obligé de sortir de l’École.
Ni jugement, ni facultés ;
Querelleur, nonchalant, cœur lâche, esprit timide ;
Incapable d’un goût solide,
Profond dans les futilités,
Petit sujet.
Monsieur jourdain
Fût-il cent fois plus imbécile,
J’imaginais qu’ici tout était pour le mieux.
Et franchement j’en connais mille,
Qui fameux à Paris, et reçus dans ces lieux,
Témoignent qu’en Champagne on n’est pas difficile.
Monsieur mouton
Vraiment je le sais bien ; l’abus est déjà vieux.
Air : L’autre jour étant assis
Depuis qu’un intérêt vil
A mis les arts en régie,
Le droit canon et civil
S’achète au poids des bougies.
Cet usage est sacré :
Tout récipiendaire
Est assez éclairé,
Sitôt qu’il nous éclaire.
Air : Non, je ne ferai pas [ce qu’on veut que je fasse]
Au moins faut-il connaître et suivre cet usage.
Monsieur jourdain
Rigaut l’a fait. Madame a du, par son message,
Recevoir un quartaut d’un vin très délicat,
Que je vous réservais pour qu’il fût avocat.
Monsieur mouton, avec empressement
Hein ? parlez.
Monsieur jourdain
Un quartaut.
Monsieur mouton
Comment ! à mon adresse ?
Monsieur jourdain
Assurément, et du plus fin.
Monsieur mouton
Le méchant ! me le taire, et garder pour la fin
Le point surtout qui m’intéresse !
Un quartaut ! le quartaut est en chemin.
Mais nous l’aurons, et rien ne presse.
Ce cher enfant le sait et ne m’a pas instruit.
Hé bien ! tenez ; je suis pour ce que j’en ai dit.
Ce garçon-là promet. Il faut qu’on le ménage.
Lorsque son feu l’emporte, il s’y livre d’abord.
Mais il retient sans peine, il comprend sans effort,
Et pense beaucoup plus qu’on ne pense à son âge.
Muscat ?
Monsieur jourdain
Oui. Je le crois.
Monsieur mouton
Tant mieux. Je n’en ai plus.
D’ailleurs son caractère est heureux, et paisible.
Il a de l’âme, il est sensible.
Et c’est-là franchement le ressort des vertus.
Monsieur jourdain, avec humeur
Il s’agit bien...
Monsieur mouton
Mais sans scrupule
Je puis en parler sur ce ton.
Monsieur jourdain
Permettez-moi, Monsieur Mouton,
Son éloge est très ridicule.
Deux mots. Vous l’hébergiez. Rigaut est délogé :
C’est le fait. Trêve au reste. Où s’est caché l’infâme ?
Monsieur mouton
Dans ce spectacle-ci je le crois engagé,
Pour y chanter on l’a gagé.
Il soupire aux pieds d’une femme.
Monsieur jourdain
Suivez-moi donc. Allons. Je prétends l’y chercher ;
De ses bras séducteurs, je prétends l’arracher.
Mais qu’est-ce ?
Scène iii
Les précédents, Julie, Clarice, danseurs et danseuses
julie
Air : Voilà la petite laitière
Voici, voici la charmante retraite
Où l’Amour
A fixé sa Cour.
Voici, voici la charmante retraite
Où l’Amour
A fixé sa Cour.
clarice
Si l’Hymen qui cherche en secret,
Et son exil, et sa défaite,
Si l’Hymen un jour l’égarait,
Il ne faut pas qu’on le regrette
Chez nous on le retrouverait.
toutes deux ensemble, ensemble
Voici, voici la charmante retraite
Où l’Amour
A fixé sa Cour.bis
On les entoure de guirlandes et l’on danse autour d’eux.
Monsieur mouton
Mais on se moque, je crois.
Quel est cet insolent délire ?
Monsieur jourdain, furieux
Morbleu, Mesdames, laissez-moi.
Je ne suis pas ici pour rire.
clarice
Air : Laissez paître vos bêtes
Laissez, laissez-nous faire,
Souffrez ces fers galants.
Les nœuds qu’ici l’on serre,
Sont tous des nœuds coulants.
Ils s’agitent et secouent leurs guirlandes pour s’en débarrasser.
julie
Soyez plus doux,
Et comme nous,
Goûtez le parfum séducteur
De ces fleurs qui sont sans odeur.
toutes deux ensemble, ensemble
Laissez, laissez-nous faire,
Souffrez ces fers galants.
Les nœuds qu’ici l’on serre,
Sont tous des nœuds coulants.
Monsieur jourdain
Je ne me trompe point ; sur mon honneur, c’est elle.
La rencontre est heureuse, et je veux l’aborder.
Ouais ! On dirait qu’elle veut m’éluder :
Attendez, s’il vous plaît ; un mot, Mademoiselle :
Me reconnaissez-vous ?
julie
Qui vous, Monsieur ?
Monsieur jourdain
Oui, moi.
De me remettre, à tort votre grandeur dédaigne ;
J’ai là certain billet...
julie
Ah, ah, j’y suis, je croi.
Vous logiez à Paris.
Monsieur jourdain
Certes.
julie
À la bonne Foi.
Monsieur jourdain
Je n’ai jamais eu cette enseigne.
julie
C’est pourtant chez vous que j’ai pris,
Si je m’en souviens bien, plusieurs bagues de prix.
Monsieur jourdain
Comment !
julie
Air : Laissez-nous donc dormir
N’en soyez point en peine ;
Gardez-vous de crier,
Car dès cette semaine
Je dois me marier.
Un bel anneau paiera
Toutes ces bagues-là.
Monsieur jourdain
Je ne suis point un bijoutier, morbleu !
Vous voulez m’abuser en feignant de le croire.
Mais puisque je vous joins nous allons voir beau jeu :
Je suis marchand d’étoffes, et voilà mon mémoire.
Air : Sans cesse à la ville, à la Cour,
Il est signé de vous.
julie
D’accord :
Avec un nom l’on est bien fort.
Monsieur jourdain, lisant
Or donc, avoir fourni d’abord,
En fait d’habits de caractères :
\og Une robe à grandes fleurs d’or,
Pour jouer les bergères.
Item, fix lais de satin blanc,
Pour être vestale un moment\fg.
julie
De l’argent de ce satin-là,
Vous méritez que je vous frustre ;
Car au sortir de l’Opéra,
Il n’avait plus son lustre.
Monsieur jourdain
\og Un juste de Vénus fort cher,
Vu qu’il était couleur de chair ;
De plus, un grand manteau tigré,
Pour jouer parfois la sauvage\fg.
julie
Oh, c’est toujours contre mon gré,
Que j’en ai fait usage.
Monsieur jourdain
Total...
Julie disparaît avec les chœurs qui se retirent en dansant.
Scène iv
Monsieur Mouton, Monsieur Jourdain
Monsieur mouton
Quelle vertu dans ce mot tout puissant !
Monsieur jourdain
Sans l’indigne neveu dont la perte m’occupe,
De cette beauté-là je ne serais pas dupe.
Mais je suis agité d’un soin bien plus pressant.
Courons, Monsieur Mouton, et cherchons votre élève.
Monsieur mouton
Ainsi que vous, Monsieur, je m’y sens excité.
Mais je crains bien qu’ici par l’amour arrêté,
Il ne renonce au droit...
Monsieur jourdain
Il faudra qu’il l’achève.
Air : Bossus
Pour avocat, sans doute il le fera :
Oui, sur les bancs, Rigaut retournera.
Fût-il muet, le barreau l’entendra,
S’il devient sourd tandis qu’il plaidera,
J’ai des écus ; du moins il jugera.
Ils sortent.
Scène v
Rigaut en cuirasse et couronné de fleurs, Adélaïde, Actrices et Danseuses
rigaut
Mon cher oncle m’attend, et sa fureur s’allume.
C’en est fait. Je vais braver tout.
Contre un large Quinault j’ai troqué ma coutume ;
Me voilà sur la scène en dépit de mon goût.
Air : Vous voulez me faire chanter
Vous voulez me faire chanter,
Je cède à votre envie.
Mais ces habits, lourds à porter,
Ne m’iront de la vie.
L’étroit maillot où l’on m’a mis,
Me serre à perdre haleine.
Un parvenu, dans ses habits,
Est toujours à la gène.
Air : Monsieur Charlot
Ai-je bon air ?
adélaïde
Non, le Dieu de la Thrace
N’a pas, sous sa cuirasse,
Un regard aussi fier.
Qu’il est joli !
Qu’il est genti !
Il ressemble à Renaud, l’on dirait que c’est lui.
chœur
Qu’il est joli !
Qu’il est genti !
Il ressemble à Renaud, l’on dirait que c’est lui.
rigaut
L’éloge est trop flatteur, et je n’osais l’attendre.
Lui ressembler m’enorgueillit !
Je suis certain d’être aussi tendre,
Et je suis aussi beau, si l’amour embellit.
adélaïde
Air : C’est que je suis aise
Cet amour qui vient d’éclore,
Vivra-t-il ?
rigaut
J’en fais le vœu :
Sur cette main que j’adore
Laissez-m’en sceller l’aveu.
Ça que je la baise,
Que je la rebaise.
adélaïde
Non
rigaut
Qui donne un désir
Doit un plaisir.
adélaïde, rigaut, ensemble
Duo du duo de Monsieur de la Garde
Nous nous aimons ; mais c’est peu de s’aimer,
Il faut, pour nous accoutumer
Au nœud que nous allons former,
Voir si nous pouvons à la fois
Unir nos goûts comme nos voix :
L’hymen est un duo charmant
Qu’il faut chanter également ;
Car si l’on sort
D’un tendre accord,
L’hymen s’éveille et l’amour dort.
Mais je vous vois partager ma langueur ;
Ah ! si vous aviez la rigueur
De m’ôter jamais votre cœur,
À la perte de vos appas.
Hélas !
Je ne survivrais pas.
adélaïde, choquée d’une caresse familière
Air : Toujours va qui danse
Finissez, vous me fâcherez ;
Un peu plus de prudence.
L’Amour compte autant de degrés
Que la jurisprudence.
rigaut
J’ai fait la moitié du chemin
Dans tous les deux, je pense ;
Et je puis sans autre examen
Passer à la licence.
adélaïde
Votre ardeur se porte à l’excès,
Rigaut ; vous oubliez que la toile est levée,
Et que tous les bourgeois, sachant notre arrivée,
Ont forcé le portier pour juger nos essais.
rigaut
Il fallait poliment leur défendre l’accès.
Voilà, quand on répète et que la foule abonde,
Comme un opéra meurt avant que d’être au monde.
adélaïde
Espérons mieux. Vous cependant,
Exercez-vous en attendant.
Et sans suivre une marche exacte,
Pour aller tout de suite au plus intéressant,
Commencez par le cinquième acte.
Elle veut s’éloigner.
rigaut
Air : Du haut en bas
Vous me quittez !
adélaïde
Un soin intéressant m’appelle.
rigaut
Vous me quittez !
adélaïde
C’est en vain que vous m’arrêtez.
Votre amitié tendre et fidèle
Ne doit point refroidir mon zèle.
rigaut
Vous me quittez !
Air : La bonne aventure
Et ce soin intéressant ?
adélaïde
Vous riez, j’en jure.
D’un funeste changement
Mon cœur craint l’injure :
Dans ces lieux est en crédit,
Un certain berger qui dit
La bonne aventure, ô gué !
La bonne aventure.
rigaut
Vous l’allez consulter ! Vous de frayeur atteinte !
Vous, qui, dit-on, jusqu’à ce jour...
adélaïde
Vous m’apprenez à connaître l’amour...
rigaut
L’amour m’apprend à connaître la crainte.
Je fais, ainsi que vous, ce madrigal heureux,
Peu fait pour excuser un projet si timide.
Mais enfin vous plaisiez : vous êtes très belle, Armide,
Il suffit. Je vous aime et je ferme les yeux.
adélaïde, à sa suite
Air : Est-ce que ça se demande
Témoins complaisants et discrets
De notre amour extrême,
Mesdames, calmez les regrets
Du chevalier que j’aime.
Présentez-lui, pour l’égayer,
Guirlande sur guirlande,
Tout seul il pourrait s’ennuyer,
Je vous le recommande.
Scène vi
Rigaut, Suite d’Adélaïde
On l’enchaîne de fleurs. Les amants heureux varient leurs groupes et les attitudes voluptueuses pour occuper agréablement Rigaut.
clarice
Air : Dans cet heureux asile, Albanèse
Dans cet heureux asile
Nous jouissons d’un sort tranquille ;
Car pour exécuter
La danse facile
Qu’on vient d’inventer,
Il ne faut que trotter,
Bondir, bondir et sauter.
Lorsque la paix emprisonne
Bellonne,
Les guerriers complaisants
Sont nos courtisans
Les plus séduisants,
Et Plutus à son tour nous donne
De doux présents.
Dans cet heureux asile, etc.
rigaut
Air : Dedans nos bois, il y a un ermite
Vos pas légers, vos chants sont faits pour plaire ;
Mais dans ce moment-ci,
Souffrez qu’au moins tranquille et solitaire,
Je me recueille ici.
Sur tous les airs que mon rôle renferme
Je ne suis pas ferme, moi,
Je ne suis pas ferme.
Les chœurs se retirent.
Scène vii
Rigaut, Monsieur Jourdain, Monsieur Mouton
Monsieur mouton, dans le fond du théâtre
Air : Vaudeville, Richard qui faites grand tapage – du Bûcheron
Quoi sous cet attirail fantasque
Est-ce lui ? Peut-on avancer ?
Monsieur jourdain, furieux
Oui, c’est lui-même. Il est en masque :
C’est avec moi qu’il va danser.
Monsieur mouton
Tenez, je suis pour l’indulgence.
Craignons de le pousser à bout.
Trop de pétulance
Gâte tout.
rigaut, qui les aperçoit
Grands Dieux ! rêvai-je ou si je veille ?
L’oncle et l’agrégé ! ... c’en est fait.
Monsieur mouton
Laissez-moi lui parler, vous serez satisfait.
Tout docteur que je suis, je raisonne à merveille,
Et vous allez en voir l’effet.
Air : Allons ! mon cousin l’allure
Il est con vrai qu’ici
Mon ami !
Vous avez une allure ?
À Cujas dans l’oubli,
Mon ami !
Vous faites cette injure,
Mon ami !
Peut-on être ainsi
Parjure,
Mon ami !
Peut-on être ainsi
Parjure ?
Monsieur jourdain
Oui, c’est bien là le ton, et ces discours mielleux
Sont des ménagements que le maître mérite !
Retirez-vous. C’est moi. Réponds-moi, malheureux ?
Que deviens-tu ? qu’apprends-je ? Et quelle est ta conduite ?
Où faut-il te chercher ? Où suis-je en ce moment ?
rigaut, avec emphase
Dans les jardins d’Armide, et je suis son amant.
Monsieur jourdain
L’insolent ! il se moque ! hé non, laissez-moi faire.
Monsieur mouton
Mon cher Monsieur Jourdain, ne nous emportons pas.
Monsieur jourdain
Scélérat ! tu paieras mes pas.
Et ton Armide aussi sentira ma colère.
Eh ! quelle est cette Armide ? Allons, réponds et tôt.
Que fait-elle ?
Monsieur mouton
Hé non, non. Chimère !
C’est l’Opéra d’Armide où Monsieur fait Renaud.
C’est elle qu’on connaît, dont Quinault est le père.
Monsieur jourdain
Qu’il soit son père ou non, j’ai le crédit qu’il faut.
De retour à Paris, nous écrirons. j’informe :
Et dans trois jours, sans autre forme,
On enferme Armide et Quinault.
Monsieur mouton
Entendons-nous plutôt et tâchons de connaître...
Monsieur jourdain, d’un ton très élevé
Et que n’ai-je pas fait ? il le fait, le bourreau !
C’est pour lui que trente ans courbé sur un bureau,
J’ai, pistole à pistole, amassé mon bien-être.
J’ai tout sacrifié, pour l’asseoir au barreau,
Mon repos, mon plaisir, et mon honneur peut-être.
Air : De tous les capucins du monde
Car j’ai enrichi dans les affaires,
J’ai pour imiter mes confrères,
(Et le Ciel m’en punit, je crois)
J’ai, par un intérêt trop tendre,
Blessé la justice cent fois,
Afin qu’un jour il pût la rendre.
rigaut, d’un ton affectueux
Écoutez-moi, cher oncle, et vous vous calmerez :
Vous m’envoyez à Reims y prendre mes degrés.
J’y vais, je me présente. On m’exclut de la classe :
Oui, Monsieur, on m’a fait ce refus outrageant.
J’ai, pour consoler ma disgrâce,
Bu le vin de Monsieur, et mangé votre argent.
Bientôt sans asile, indigent,
L’Amour m’accueille ici, lorsque Cujas me chasse.
Et j’y suis. Voilà tout dans le plus simple aveu.
Le reste est aussi simple, et n’a rien qui surprenne :
À parler en public, si ma mémoire est saine,
Vous destiniez votre neveu.
Moi, j’ai pris le parti de monter sur la scène,
Pour ne pas tromper votre vœu.
Monsieur jourdain
Vous l’entendez. Mais quel langage !
Comme il compte ses torts avec sécurité !
Comme il donne au mensonge un air de vérité !
Monsieur mouton, impatiemment
Et ne pas plaider ! quel dommage !
Monsieur jourdain
Allons, étouffez-moi ce ridicule feu.
Qu’on se hâte avec nous de regagner mon gîte.
Qu’on désarme à l’instant le courroux qui m’agite,
Ou le héros verra beau jeu.
Air : Comme v’là qu’est fait
Quitte-moi cet habit étrange.
rigaut
Renoncer au penchant que j’ai !
Croyez que cet amour m’arrange.
Monsieur jourdain
Oui, l’amour l’a bien arrangé !
Il a perdu la tête. Approche :
Et par tes yeux,
Pour juger mieux,
Consulte ce miroir de poche ;
Regarde-toi.
rigaut
Mais en effet,
Comme v’là qu’est fait !
Comme v’là qu’est fait !
Mon œil s’ouvre ; j’abjure une erreur trop funeste,
Dont tôt ou tard je me mordrais les doigts.
Mon oncle enfin, je sens tout ce que je vous dois :
Le casque tombe et mon chapeau me reste ;
Je suis prêt à partir.
Monsieur jourdain
Fuyons, car j’aperçois...
Scène viii
Les précédents, Adélaïde
adélaïde
Air : Où allez-vous, monsieur l’Abbé
Où courez-vous, Monsieur Rigaut ?
Seriez-vous donc assez nigaud,
Pour préférer Bartole ?
rigaut
Hé bien !
adélaïde
À notre aimable école,
Vous m’entendez bien.
Air : Sans un petit brin d’amour
Sans un petit brin d’amour,
Peux-tu donc fuir ce séjour ?
Sans un petit brin d’amour
Te perdrai-je en un jour ?
Rigaut ! Rigaut ! au nom de ta maîtresse,
Mon cœur, hélas !
Ne prétend pas :
Un autre nom suffit à ma tendresse.
Rigaut ! les cœurs n’ont point d’états.
Sans un petit brin d’amour,
Peux-tu donc, etc.
rigaut
Air : Jusque dans la moindre chose
Jusques dans la moindre glose,
Votre nom sera tracé ;
Dans l’étude...
adélaïde, furieuse, l’arrête
Va, d’un vain souvenir mon amour te dispense.
Cruel ! voilà ma récompense.
Il part sans pousser un soupir,
Il part en bravant mes alarmes,
Après être venu pour insulter mes charmes,
Forcer la porte et s’assoupir.
Je déraisonne, je m’égare,
Le cœur d’un tigre est moins barbare.
rigaut
Ne faites point semblant de perdre la raison.
Vous savez faire encore une comparaison.
adélaïde
Air : Vaudeville,
Ingrat, sans toi je ne puis vivre,
Je vais mourir subitement.
Tous les soirs j’irai te poursuivre
Jusques dans ton appartement.
rigaut
Gardez-vous de cette folie :
Quand je cède au sommeil trompeur,
L’ombre d’une femme si jolie,
Ne me fait pas l’ombre de peur.
adélaïde
Air : Sentir avec ardeur
Le jour fuit de mes yeux,
Mon cœur se déchire :
Cruels adieux !
rigaut
Ah, Dieux !
Quel affreux martyre !
Monsieur jourdain
Bon ! bon ! c’est pour rire.
adélaïde
Je cède à mes douleurs...
Ma parole expire...
Plus de clameurs...
Je meurs.
Monsieur jourdain
Sortons sans répondre à cela.
rigaut
Oui-dà,
Oui-dà
Ça ç’dit com’ça.
Mais comment tiendrait-on à ça,
Madame, holà !
J’suis encor là.
Sa pâleur me trouble,
Son pouls qui redouble,
S’en va grand’pas...
Et ne revient pas.
Ah ! ça, Madame, ici cessons de badiner.
Ce qui me faisait rire, à présent m’intimide.
Est-ce vous qui mourez, ou bien si c’est Armide ?
Monsieur jourdain
Sortons d’ici sans lanterner :
De ces morts d’Opéra, faut-il se chagriner ?
Pour quitter une femme on n’est pas homicide.
Monsieur mouton
Air : Babet, que t’es gentille
Sortons, quel myrte vaut
Le laurier d’une thèse ?
Monsieur jourdain
Où Thémis parle, il faut
Que Cupidon se taise.
rigaut
Adieu donc, ma foi,
Pour le coup de moi
Cujas enfin dispose ;
Car dans ce moment plein d’effroi,
Où son suppôt me fait la loi,
Je sens qu’en m’éloignant de toi,
Mon cœur plaide ta cause,
Mon cœur plaide ta cause.
Scène ix
Adélaïde seule, revenue de son évanouissement
adélaïde
De l’habit de Renaud, trop déplorable effet !
Il me laisse. Il fuit le perfide !
Il a fini son rôle avant de l’avoir fait :
Il agit en Renaud, agissons en Armide.
Air : Ciel ! l’univers
Oui, c’en est fait : ma fureur va dissoudre
L’ouvrage ici par mes mains commencé.
Qu’ainsi que d’un coup de foudre,
Tout le Théâtre écrasé
S’en aille en poudre,
Tombe embrasé.
Brisez,
Obéissez,
Que tout s’efface,
En ma disgrâce,
Mettez, de grâce,
Le feu
Dans ce lieu.
Oui, que le feu s’élance, et par ce mur voisin,
Pénètre en un moment au fond du magasin.
Puisse-t-il en son cours anéantir le cintre,
Griller jusqu’au soleil entre les mains du peintre,
Consumer nos enfers, réduire en un brasier
Nos forêts, nos châssis et nos monstres d’osier.
Sous cent débris épars cachez ces colonnades,
Et nourri par l’eau même embrasez les cascades !
On m’obéit. Fuyons : agents officieux,
Démons, que près d’ici, ma voiture s’avance,
Et m’éloigne à jamais de ces murs odieux.
Brûlez, palais, témoin de son indifférence.
C’est ainsi qu’en partant je vous fais mes adieux.
Une partie du théâtre s’écroule et s’enflamme : la troupe accourt pour l’éteindre, et la pièce est terminée par un divertissement de pompiers.
Fin