Anonyme
Polichinelle Gros-Jean
Parodie de Roland
Représentée sur le théâtre des marionnettes du sieur Bienfait à la Foire Saint-Germain
1744
BnF ms. fr. 9313
definitacteur, gros-jean grosjean
Acteurs
Angélique, fermière amante de Butord
Gros-Jean, milicien amoureux d’Angélique
Butord, domestique aimé d’Angélique
Jeanneton, servante d’Angélique
Christophe, maître d’école de Gros-Jean
Mauricot, envoyé par Gros-Jean
Une égyptienne, diseuse de bonne aventure
Troupe de domestiques de la suite d’Angélique
Troupe d’insolents de la suite de Gros-Jean
La scène se passe en différents endroits.
Polichinelle Gros-Jean
Scène 1
angélique
[seule]
Air : Prévôt [des marchands]
Ah, que mon cœur est agité !
L’Amour y combat la fierté.
Je ne sais qui des deux l’emporte ;
Quelquefois l’Amour est vainqueur,
Si la fierté se rend plus forte,
L’Amour montre alors sa vigueur.
Air : Tu croyais, en aimant Colette
Je ne dis là que de la drogue
D’amour, de fierté, de combats ;
Mais l’usage est qu’un monologue
N’est jamais qu’un galimatias.
Scène ii
angélique, jeanneton
jeanneton
Air : Trois frères gueux
Pour voir le don qu’on va vous présenter
Angélique a bien peu d’impatience.
Un tel amant ne doit-il mériter
Pour tant d’amour que de l’indifférence ?
angélique
Air : Un chanoine de l’Auxerrois
Gros-Jean est un brave soudardbis
Qui rosse le tiers et le quart
Et je n’ignore guère,
En un mot, ce que je lui dois,
Ce qu’il a su faire pour moi,
Ce qu’il peut encor faire.
Je sais que je perds la raison,
Que Butord n’est qu’un polisson
Mais bon, bon, bon,
J’aime ce garçon
Et sans savoir lui plaire.
jeanneton
Air : Non, je ne ferai pas ce qu’on veut que je fasse
Butord d’un sang obscur a reçu la lumière
Mérite-t-il l’amour d’une aimable fermière ?
À votre place, moi, loin de l’apprécier,
Je n’en voudrais jamais faire mon pal’frenier.
angélique
Air : Je voudrais bien la connaître
Mais non, j’ai trop de faiblesse !
Il vaudrait mieux le bannir.
jeanneton
C’est là parler en maîtresse.
angélique
Non, je n’ose y consentir
Car je le vois venir ;
Ma résolution cesse
Car je le vois venir ;
Il va me faire plaisir.
Scène iii
butord, angélique, jeanneton
butord
Air : Ah, Barnabas
Ah, quel tourment
D’aimer sans espérance !
Ah, quel tourment
Que le silence en aimant !
Dure naissance,
Cruelle distance !
L’amour s’offense
De mon petit rang
Ah, quel tourment, etc.
Air : Prévôt [des marchands]
On vient de la part de Gros-Jean
Vous offrir un fort beau présent.
angélique
De son présent tout l’apanage,
Son amour, son cœur, son argent
Dût-il m’en offrir davantage :
Tout cela m’est indifférent.
butord
Air : Péril
J’ai servi, même avec tendresse,
Un maître qui vient de mourir,
Hélas, je voudrais vous servir
Ainsi qu’une maîtresse !
Air : Menuet d’Hésione
Vous servir est ma seule envie,
J’en fais mon bonheur le plus doux.
Vous m’avez conservé la vie,
Heureux si je la perd pour vous !
angélique
Air : Buvons à nous quatre
Non, non, je m’avise
Et je ferai mieux
De vous chasser de ces lieux,
J’ai peur qu’on ne dise
Du mal de nous deux.
Air : Partez puisque Mars
Partez !
butord
Ai-je pu vous déplaire ?
angélique
Partez, Butord, sans différer !
La pitié me faisait tout faire,
Voulant près de vous demeurer.
Partez !
butord
Ai-je pu vous déplaire ?
angélique
Partez, Butord, sans différer !
Le regardant sortir.
Air : C’est ce qui vous enrhume
Quoi donc ? ce butor
M’obéis et sort !
Ma chère enfant, n’a-t-il pas tort ?
jeanneton
Vous venez de lui dire.
angélique
De mon embarras
Ne voyait-il pas
Que je parlais pour rire ?
Scène iv
angélique, jeanneton, mauricot, troupe d’insolents
mauricot
Air : Entre nous, bons français
Au vigoureux Gros-Jean
Je dois ma délivrance.
Son bras par sa puissance
M’a délivré du carcan
Mais de sa bienveillance
Recevez ce présent !
Air : Malgré la bataille
Tiens voilà sa pipe
Aussi son briquet
Pour qu’on participe
À tout ce qu’il fait.
Ton charmant visage
Là-bas tous les jours
Fait plus de tapage
Que tous les tambours.
angélique
Air : Diogène
Je vois Gros-Jean paraître.
Ce malotru peut-être
Va parler de ses feux.
Son air le pronostique.
Que cet anneau magique
Me dérobe à ses yeux !
Scène v
gros-jean, angélique invisible
grosjean
Air : Voyelles anciennes
Enfin je vous trouve en ces lieux,
Ma belle, ma chère Angélique.
Que Gros-Jean se trouve joyeux !
Mais comment, par quelle rubrique ?
Où suis-je ? est-ce un enchantement ?
Ou bien ai-je donc la berlue ?
Où, dans ce malheureux moment,
Angélique êtes-vous perdue ?
Air : Nous jouissons dans nos hameaux
C’est un tour de maître Gonin
Qu’on joue ici, je gage.
Ah, par la mort, un fantassin
Souffre-t-il un outrage ?
Après le présent que j’ai fait,
À mes feux on s’oppose ?
Après ma pipe et mon briquet,
Je demande autre chose.
Air : Quand je suis dans mon corps de garde
Je ne suis qu’un Jean de Nivelle.
Morbleu, je grille dans ma peau !
Faut-il quitter pour une belle
Tout ce qui dans le monde est beau ?
Air : L’occasion fait le larron
Mais le dépit, qui tout-à-coup m’agite,
Me vient guérir de l’amour que j’avais.
La guérison, dira-t-on, est subite :
Cela suffit et je m’en vais.
Scène vi
butord, angélique
butord
Air : Les dieux comptent nos jours
Tonneaux tant recherchés, futailles agréables,
Aux malheureux amants prêtez votre secours !
Las des amours,
Je veux rendre mes jours
Plus courts :
Soyez-moi favorables !
Air : La verte jeunesse
Je veux dans l’ivresse
Noyer mon chagrin.
Mourir de tristesse
Est un sot destin
Et l’on fait dans l’onde
Une pire fin.
Ma mort, je la fonde
Dans un muid de vin.
Air : Oh, oh, tourelouribo
Coulez, aimable fontaine !
Oh, oh, je n’en tire rien !
Quoi, sa panse n’est pas pleine ?
C’est là, je m’aperçois bien,
La fontaine de la haine
Puisqu’elle ne fait aucun bien.
Air : Trembleurs
Voici, je pense, la bonne !
Oui, car le bon vin foisonne.
Le seul amour qu’elle donne
N’est que l’amour du plaisir.
Dans son sein, dès qu’on s’enivre,
On nage, on plonge, on s’y livre,
On s’y noie, on voit revivre
Tout ceux qu’elle fait mourir.
Air : Buvons à tasse pleine
Buvons à tasse pleine !
angélique
Arrêtez-vous donc !
Ah, le méchant garçon !
butord
C’est pour bannir ma peine
Que je meurs de cette façon.
angélique
Quelle ardeur vous entraîne ?
Quand vous me chassez,
Quand vous me bannissez,
Ma mort est certaine.
angélique
Fort mal vous pensez
Et c’en est assez !
butord
Air : La Palisse
De vous voir, mon sort est doux
Vivons, si c’est votre envie !
S’il faut m’éloigner de vous,
Je vais cesser d’être en vie.
Scène 7
butord, jeanneton
butord
Air : Turlurette
C’est par ton conseil maudit
Qu’Angélique me trahit.
Avec Gros-Jean en cachette,
Turlurette,
La coquette
Vient d’aller seulette.
Air : Liron, lirette
Elle se montre ma maîtresse
Et semble me choisir exprès.
En me jurant avec tendresse
Que dans sa ferme je serais,
Son esprit, comme une girouette,
Sait changer, dans le même jour
Gros-Jean a son tour,
Liron lirette
Gros-Jean a son tour.
jeanneton
Air : D’une certaine façon
D’une certaine façon,
Elle reçoit votre zèle.
butord
Mais Gros-Jean est avec elle :
Apprenez-m’en la raison !
Pour lui, c’est une cruelle...
butord
D’une certaine façon
Je connais bien le patron :
Près de lui, l’honneur chancelle.
Angélique m’est fidèle
D’une certaine façon !
jeanneton
Air : Non, je ne ferai pas ce qu’on veut que je fasse
Retirons-nous, je vois qu’ici Gros-Jean s’avance :
S’il a de votre amour la moindre connaissance,
Le diable ne pourrait alors vous secourir.
butord
Je les veux observer, en dussè-je périr !
Scène viii
gros-Jean, angélique
grosjean
Air : Vous ne m’aimez pas
Vous ne m’aimez pas,bis
Belle Angélique.
angélique
Pardonnez-moi !
grosjean
Ventrebleu, ne mentez-vous pas ?
angélique
Air : La marmotte
Puisque j’ai de la raison,
Avant dans notre maison,
Il faut qu’à chaque garçon
Je donne de l’ouvrage
Puis du plaisir sans façon
Nous ferons usage.
Air : Les gens de Saint-Ouen et de Saint-Cloud
Je vous donne rendez-vous
À la courte, à la courte, à la Courtille.
grosjean
Ventrebille,
Qu’il m’est doux
De m’y retrouver avec vous !
Je m’en vais au rendez-vous.
Scène ix
angélique, butord
butord
Air : Ah, j’ai tout vu
Ah ! j’ai tout vu,
J’en suis bien convaincu.
Oui, j’ai tout vu, entendu :
À sa tendresse
Vous avez répondu.
Ma maîtresse,
J’ai su
Qu’on me ferait cocu.
angélique
Air : C’est une excuse
Non, vous vous trompez lourdement :
Je n’ai fait qu’un tour de Normand,
C’est ce qui vous abuse.
Quand on flatte un amant qu’on hait
Pour embrasser celui qui plaît,
C’est une excuse.
Air : Dormir est un temps perdu
Gros-Jean n’est qu’un furieux,
Je connais le drôle,
Il ferait baisser les yeux
En disant une parole.
Pour empêcher que son bras
Ne vous extermine pas,
J’ai bien joué mon rôle.
butord
Air : Quel plaisir d’aimer
Mourir d’une mort ou d’une autre,
C’est tout un.
angélique
Quelle idée est la votre ?
Évitons un destin si tragique
Quand on en peut trouver un comique !
Air : Du haut en bas
Réservons-nous
Pour nous aimer malgré l’envie,
Réservons-nous
Pour vivre heureux loin des jaloux,
Vivons ! l’amour nous y convie.
Pour goûter les biens de la vie
Réservons-nous.
Air : L’occasion fait le larron
Vous qui voulez ici faire paraître
Et votre zèle, et votre bonne foi,
Reconnaissez Butord pour votre maître :
J’en fais le maître de chez moi.
Scène x
gros-jean, christophe
grosjean
Air : Confiteor
Retirez-vous, mon précepteur !
Allez, votre soin m’importune.
christophe
Je viens vous remontrer...
grosjean
Erreur !
Des leçons, je n’en veux aucune
Je suis à présent bien madré :
Gros-Jean remontre à son curé.
christophe
Air : Le trot
Comment puis-je souffrir qu’un si grand cœur s’oublie ?
grosjean
Je songe à mon amour.
christophe
Oui, mais votre patrie ?
grosjean
Ai-je besoin d’un cuistre à mon écot ?
Me comptez-vous traiter comme un marmot ?
Retirez-vous de ces lieux au plus tôt,
Ou vous allez en sortir au galop !
Scène xi
gros-jean seul
grosjean
Air : Menuet de Grandval
Que me vient dire ce bélître
Avec son discours aigre-doux ?
Ai-je besoin qu’on me chapitre
Lorsque je suis en rendez-vous ?
Le théâtre représente un cabaret.
Air : Qu’on apporte bouteille
Qu’on m’apporte bouteille,
Attendant mon trognon,
Car, lorsque le bon vin m’éveille,
Je sors en faisant carillon.
Air : Bouchez, Naïades, vos fontaines
Que vois-je là de l’écriture ?
Quelque homme ivre aura, je le jure,
Charbonné les mots que voici.
Lisons. Quoi ? le nom d’Angélique
De sa main est écrit ici ?
Doit-on se rendre si publique ?
Air : Quand on a prononcé ce malheureux oui
Elle m’aurait flatté d’une vaine espérance ?
L’ingrate... n’est-ce point un soupçon qui l’offense ?
Un indice pareil me rendrait-il jaloux ?
La muraille toujours fut le papier des fous.
Scène xii
gros-jean, une égyptienne
grosjean
Air : Ô gué
Que veut cette femme ici ?
Ah, quelle figure !
une égyptienne
Ne craignez point, mon ami,
À tout le monde, je dis :
La bonne aventure, ô gué !
La bonne aventure.
Air : Belle Iris, vous avez deux pommes
Sachez que je suis bohémienne
De la défunte Paméla.
J’ai voulu sous ce voile-là
Savoir d’elle quelque fredaine
Mais la fine enfant ne disait
Jamais que ce qu’elle disait.
Air : Amants, votre bonheur
N’ayant plus aux Français
Maintenant un asile,
Ici je viens exprès
Pour vous rendre tranquille ;
Sur votre tendre flamme
Je prétends vous parler
En qualité de femme,
Je puis tout révéler.
Air : J’ai sans y penser
Donnez votre main !
Je vais soudain
Tout vous apprendre.
Questionnez-moi !
Je parlerai de bonne foi.
grosjean
Que fait la beauté
Qui m’a flatté ?
une égyptienne
D’un air bien tendre,
Elle est à Chaillot.
grosjean
Ici je suis un sot.
Air : Et toujours va qui danse
Qu’y fait-elle ?
une égyptienne
Un repas fort bon.
grosjean
Est-ce là tout ?
une égyptienne
Elle badine.
grosjean
Avec qui donc ?
une égyptienne
Un beau garçon
Et de fort bonne mine.
grosjean
En un mot s’en tient-elle là ?
une égyptienne
Elle dit en cadence :
Et talera lalala,
Et toujours va qui danse !
grosjean
Air : La troupe italienne, faridondaine
L’ingrate, l’inhumaine,
La chienne que c’est là
De moi se moquera !
Elle rit de ma peine,
Faridondaine,
Lon lan la
Elle rit de ma peine,
Faridondaine,
Elle me le paiera !
une égyptienne
Air : Pouvoir
Il lui survient en cet instant
Un fâcheux accident.bis
grosjean
Dussent-ils tous les deux crever
Pour m’avoir pu braver !bis
une égyptienne
Air : La Tampone
Angélique
A la colique
De Neuilly le ratafia,
Ah ah ah ah ah ah ah,
De Neuilly le ratafia
La guérira.
grosjean, en fureur
Air : Sens dessus dessous
C’en est fait, j’en ai trop appris !bis
Pour me venger de ses mépris,bis
Jetons tout dans notre colère :
Les flacons, le vin et les brocs par terre !
Mettons tout, dans notre courroux,
Sens devant derrière, sens dessus dessous !
Il brise tout ce qu’il trouve.
Air : Je ne suis pas si diable que je suis noir
Faisons le diable à quatre,
Morbleu n’épargnons rien !
Contre des pots se battre,
Cela n’est pas trop bien.
Mais il faut que j’imite
Les gens du temps passé.
Qui voudra paie ensuite
Les pots cassés !
Air : Prévôt [des marchands]
Puisqu’au Théâtre-Italien
Du cinquième acte on ne dit rien,
N’en faisons pas plus la satire :
Leur silence sera le mien.
Aucun mal ils n’en ont pu dire,
Je n’en pourrais dire aucun bien.
Fin